Au Tchad, la répartition de la manne pétrolière suscite le mécontentement – Le Monde
Félicité n’a pourtant pas l’impression de demander la lune. Assise dans un rare coin d’ombre de la cour familiale, elle liste ce qu’elle voudrait pour les siens : un salaire décent, de quoi manger à sa faim et se soigner, du matériel de construction bon marché pour que chacun puisse se loger. « Et l’école vraiment gratuite pour tous les enfants », ajoute cette habitante de Dembé, un quartier populaire de la capitale tchadienne, N’Djamena, écrasé par le soleil de ce mois d’avril.
Avec son mari, ils sont arrivés là il y a vingt ans. Eux ont la chance d’avoir leur propre logement : trois cases où vivent les dix membres de la famille. Pour le reste, la vie est compliquée. Même avec un salaire de fonctionnaire, il n’est pas évident pour la mère de famille d’entretenir tout le monde. D’autant que, depuis plusieurs années, les prix grimpent. « Avec l’argent du pétrole, tout ça aurait dû s’arranger mais ce n’est pas le cas », se désole-t-elle.
Comme beaucoup de Tchadiens, la famille de Félicité ne comprend pas. Dix ans après le début de l’exploitation du pétrole, le Tchad reste coincé aux derniers rangs des classements mondiaux sur le développement humain : 184e sur 187 Etats, selon l’ONU, en 2012. Le pays d’Afrique centrale part de loin, mais le manque de retombées pour la population est criant et alimente un mécontentement social devenu un défi majeur pour le président Idriss Déby, au pouvoir depuis vingt-deux ans.
En dix ans, le pétrole a rapporté au pays 5 000 milliards de francs CFA (7,5 milliards d’euros). « Sur le marché international, les prix du baril flambent. On ne devrait pas ressentir la pauvreté aussi durement », estime Delphine Djiraibe, l’une des dirigeantes du CSAPR, une coalition d’associations créée en 2002 qui dénonce régulièrement la mauvaise gestion de cette manne. « La frustration, ajoute la militante, est d’autant plus grande que les revenus pétroliers profitent avant tout à une élite. »*
« LE PROBLÈME DE LA GOUVERNANCE »
La mise en exploitation de gisements à Doba, dans le sud du pays, en 2003, avait pourtant suscité beaucoup d’espoir. Elle avait même donné naissance à un projet inédit en faveur du développement. La Banque mondiale avait financé une partie de la construction d’un oléoduc de 1 100 km entre le Tchad et le Cameroun permettant à N’Djamena d’exporter son or noir. En échange, les autorités s’engageaient à verser 10 % des revenus à un « fonds pour les générations futures ». Sur la part restante, 80 % devaient être consacrés à des secteurs prioritaires pour le développement, 5 % à la région de Doba et pas plus de 15 % au budget de l’Etat. Mais l’accord n’a pas tenu longtemps. L’argent fut surtout utilisé pour acheter des armes alors que le régime était confronté à des mouvements de rébellion.
En paix depuis 2009, le pays a réorienté ses dépenses et se veut transparent. Il a adhéré à l’ITIE, une initiative internationale qui oblige les gouvernements à publier les revenus de leurs ressources extractives. Pour Gilbert Maoundonodji, l’un des fondateurs du Groupe de recherches alternatives et de monitoring du projet pétrole Tchad-Cameroun (Gramp/TC), « le problème qui se pose aujourd’hui est celui de la gouvernance ». Il estime à 80 % la part de la manne pétrolière consacrée à la construction d’infrastructures, en particulier de routes. « Des investissements massifs, ajoute-t-il, mais disproportionnés, et qui sont souvent une façon légale de capter la rente avec, dans la plupart des cas, des marchés attribués de gré à gré, sans appel d’offres. »
Depuis dix ans, les voies goudronnées sont passées de 300 à 2 000 kilomètres. La capitale est parsemée de ministères flambant neufs. Des monuments grandioses ont été érigés : le rond-point de la Grande Armée, et sa statue de cavalier, aurait coûté 16 milliards de FCFA ; le prix de l’immense place de la Nation, qui jouxte le palais présidentiel, reste un mystère. « Mais qu’est-ce que ces réalisations signifient lorsque l’on voit que la population connaît des délestages quotidiens d’électricité ? », demande M. Maoundonodji. Ajoutant au sentiment d’injustice, les habitants de la capitale voient des maisons cossues s’élever dans certains quartiers.
Les autorités avancent le fait que d’importantes dépenses ont été engagées pour le développement : outre les routes, de nombreuses écoles et hôpitaux ont été construits sur le territoire, des programmes d’appui au secteur rural (80 % des 11 millions de Tchadiens) lancés. « C’est vrai, souligne un travailleur humanitaire, mais il y a un manque cruel de planification et de suivi. »
ÉPREUVE DE FORCE
Dans ce contexte, le Tchad a connu en 2012 des grèves massives de fonctionnaires entre le 17 juillet et le 19 décembre. « L’objectif était d’obtenir une nouvelle grille salariale, promise par le gouvernement en 2011 mais jamais appliquée », rappelle Michel Barka. En septembre, ce dirigeant de l’Union des syndicats du Tchad a été condamné à dix-huit mois de prison avec sursis et à une amende pour diffamation et incitation à la haine, après avoir publié une pétition mettant en cause la mainmise du clan présidentiel sur les ressources nationales. Un accord a depuis été trouvé – la nouvelle grille qui double le salaire minimum de 30 000 FCFA à 60 000 FCFA sera mise en oeuvre –, mais le souvenir de cette épreuve de force reste vif.
La survenue d’un « printemps tchadien », parfois évoqué, ne semble pourtant pas d’actualité. La plupart des observateurs font remarquer que la jeunesse est ici peu urbanisée, peu éduquée, contrairement à la Tunisie et à l’Egypte. « Et qui prendrait la responsabilité de les faire descendre dans la rue ?, interroge Abderamane Gossoumian, coordinateur du CSAPR. En outre, nous pouvons porter toutes les revendications que nous voulons, encore faut-il avoir des politiques pour les relayer. »
En vingt-deux ans de pouvoir, le président Idriss Déby a souvent réduit ses opposants au rang de figurants. Et il ressort renforcé de son intervention au nord du Mali, dont le principe a été largement appuyé par les Tchadiens. Avec un regret pourtant, note Delphine Djiraibe : « Cette intervention est tellement éblouissante qu’elle fait oublier les difficultés que nous vivons à l’intérieur. »
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